Ce n’est pas le blog que je projetais d’écrire. Mais j’ai besoin de partager cette histoire – pour en atténuer la tristesse.
Je n’avais que quatre ans quand je suis entré à l’école. C’était en 1956. Je me souviens parfaitement de cette journée. Le matin, ma mère m’a accompagné. Nous avons fait le trajet à pied – environ trois kilomètres. Persuadé d’être assez grand pour retrouver mon chemin tout seul, j’ai refusé qu’elle vienne me chercher à la sortie des classes.
Naturellement, je me suis perdu. Quelle histoire ! Mémorables débuts!
Un autre évènement de taille a marqué cette journée particulière : je suis tombé amoureux. Ridicule, hein ! À quatre ans. C’est pourtant vrai. Amoureux d’une petite fille que je n’avais jamais vue, Jennifer. Elle habitait une ferme, à trois kilomètres de l’école – mais à l’opposé de l’endroit où je vivais.
Jennifer avait un délicieux sourire, des fossettes sur les joues, des nattes attachées par des rubans ; et elle penchait la tête avec coquetterie en me fixant de ses adorables yeux sombres.
Le samedi matin, j’ai déclaré à mes parents que je voulais aller jouer chez elle. À mon grand désarroi, on me l’a interdit – c’était beaucoup trop loin, et il y avait deux grandes routes à traverser !
Alors, le samedi suivant, je suis parti en douce, sans rien dire à personne. J’ai traversé la première route en faisant très attention, et emprunté des chemin de terre jusqu’à ce que j’aperçoive la ferme au loin. Pour éviter la deuxième route, j’ai coupé à travers champs – et couru en moulinant des bras devant un taureau médusé avant qu’il ait le temps de me capter dans sa ligne de mire et de charger.
Jennifer et moi, on a joué dans la grange au milieu des balles de foin. C’est là que j’ai eu droit à mon premier baiser. J’ai renouvelé mon escapade plusieurs week-ends de suite, jusqu’au jour fatal où la mère de mon amie s’est mis dans la tête de téléphoner chez moi pour demander si je pouvais rester déjeuner. Mon secret était dévoilé !
Terminées les visites en cachette à la ferme. Mais nous avons continué à nous fréquenter par intermittence pendant les sept années de l’école primaire.
Lorsque notre tour est arrivé de passer en secondaire, Jennifer et moi étions justement en froid à ce moment-là. J’ai invité une autre fille, Irene, au Qualie Dance (le bal de qualification), la soirée fêtant cet événement.
Une semaine avant le bal, Jennifer m’a envoyé une lettre. Elle ne comprenait pas pourquoi je ne lui avais pas demandé d’être ma cavalière et suggérait que mon ami Derek me remplace auprès d’Irene. Malheureusement, je ne pouvais plus faire marche arrière. J’ai gardé sa lettre signée : « La fille de la ferme ». Et je regrette encore la peine que je lui ai causée.
Je suis donc allé au bal avec Irene. À la rentrée, Jennifer et moi sommes partis dans des lycées différents.
Plus tard, devenu journaliste à Glasgow, j’ai lu un article sur la première femme autorisée à conduire une voiture de police. C’était Jennifer. Puis, peut-être un an après, je l’ai croisée au tribunal où je couvrais un procès pour homicide ; elle accompagnait, de son côté, un témoin mineur. On a échangé quelques mots gênés, et je ne l’ai plus jamais revue.
Retour au présent. Il y a quelques années, après avoir achevé ma série des thrillers chinois, je me suis attelé à un roman complètement différent situé en Écosse, aux Hébrides, où j’avais tourné pendant cinq ans une série de dramatiques pour la télévision. Dans ce roman, les souvenirs d’enfance du personnage principal, qui a grandi sur l’île, occupent une grande partie du récit ; je me suis naturellement beaucoup inspiré des miens.
Jennifer y tenant une place importante, elle est devenue le personnage de Marsaili. Les visites défendues à la ferme, le baiser au milieu des balles de foin, et même la lettre de « La fille de la ferme » sont immortalisés dans ce livre, « L’île des chasseurs d’oiseaux », qui paraîtra en anglais le 3 février 2011, aux éditions Quercus. Il y a quelques mois, je me suis dit qu’il serait amusant de retrouver la trace de Jennifer pour lui annoncer que nos aventures enfantines étaient entrés au royaume de la fiction.
Je n’ai rien trouvé sur le net. J’ai seulement réussi à voir sa maison, depuis chez moi, en France, grâce à Google Street View. Reconvertie en élégante résidence haut de gamme, elle n’a plus rien d’une ferme.
J’ai tenté de la contacter par le biais du site « Friends Reunited », sans succès.
Finalement, je me suis connecté aux archives nationales d’Écosse où il est possible de consulter les registres des naissances, décès et mariages.
À mon grand étonnement, aucune Jennifer n’était née entre 1950 et 1952. J’ai élargi la recherche, en me disant que Jennifer était peut-être son deuxième prénom. Rien. J’ai écrit à notre ancienne école. Pas de réponse. Comme si elle n’avait jamais existé.
Il y a quelques jours, j’ai tenté à nouveau une recherche, en recoupant cette fois mariages et dates de naissances ; et j’ai découvert qu’une Janet portant le même nom de famille que Jennifer, née en 1952 dans le Lanarkshire, à Carluke, non loin de la ferme, s’était mariée en 1977, puis remariée quatre ans plus tard. Les deux mariages avaient eu lieu dans le district de Mearns and Eastwood, où elle avait grandi.
J’étais certain qu’il s’agissait d’elle. Il n’y avait pas d’autre possibilité. Peut-être avait-elle reçu le même prénom que sa mère ? Dans ce cas, on l’avait appelée Jennifer pour éviter toute confusion. Je ne trouvais rien d’autre, nulle part. Pour en être absolument sûr, j’ai décidé de procéder à une dernière vérification. Dans la liste des décès.
Et là, en 2002, enregistré dans le district de Mearns and Eastwood, figurait celui de cette même Janet.
J’avais encore une chance de me tromper. Or, par un étrange caprice du destin, le même jour, j’ai enfin reçu une réponse de mon ancienne école. Quelqu’un connaissait la famille de Jennifer. Mon espoir, un instant regonflé, s’est immédiatement brisé : mes recherches dans les archives nationales m’avaient conduit à la bonne conclusion.
La petite fille dont j’étais tombé amoureux dès mon premier jour d’école était morte. Une petite partie de moi-même est morte aussi quand je l’ai appris.
Dans le roman, mon personnage principal, Fin, revoit Marsaili – dix-huit ans plus tard…
Il ralentit, tourna dans l’allée des Macinnes, et arrêta la voiture à la porte du garage. Au-delà de la maison, un rayon de lune éclaboussait l’océan de fragments argentés. Il y avait de la lumière dans la cuisine ; par la fenêtre, Fin aperçut une silhouette devant l’évier. Il tressaillit en reconnaissant Marsaili, ses longs cheveux blonds un peu plus foncés maintenant, strictement tirés en arrière, retenus en queue de cheval sur la nuque. Sans maquillage, elle paraissait un peu lasse, pâle ; des cernes soulignaient ses yeux bleus dont l’éclat s’était terni. En entendant la voiture, elle redressa la tête ; Fin éteignit aussitôt les phares de façon qu’elle ne puisse distinguer autre chose qu’un reflet d’elle-même dans la vitre. Comme déçue par ce qu’elle voyait, elle se détourna rapidement. À cet instant, il eut la vision fugitive de la petite fille qui l’avait ensorcelé dès le premier regard.
Je n’avais aucune raison de nous croire immortels. Pourtant, sans savoir pourquoi, j’avais toujours pensé que je la reverrais.
J’ai pris contact avec ses deux fils et l’une de ses sœurs. Je tenais à ce qu’ils sachent que, même si Jennifer a disparu depuis huit ans, elle vit encore à travers les mots que j’écris et mes souvenirs de ces journées à la ferme.
Traduction de la lettre de Jennifer
Cher Peter
Je ne sais pas pourquoi tu as invité Irene au Qually tu pourrais dire à tes amis de dire à Irene que tu ne veux pas y aller avec elle et laisser quelqu’un d’autre l’emmener comme Derek par exemple.
J’espère que tu vas te décommander.
P.S. Tu pourrais toujours m’inviter
Envoyé par La fille de la ferme
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Traduction du blog, grâce à Ariane Bataille
Dear Peter,
you know I consider L’Ile des chasseurs d’oiseaux as a masterpiece. Reading the lines above, I’m strangely upset by your words , sincere and touching. Jennifer is not dead since she lives in your book.
Sincerely yours,
Roger
Cher Roger,
Merci pour tes mots gentils!